Fah-Tû

Publié le par Xrysalide

- Princesse, les opérations de chargement sont terminées. Leur mana est dans nos soutes. Je donne l’ordre de retour ou …

La voix s’était teintée d’une impatience presque gourmande sur la dernière syllabe. Le général, sanglé dans son uniforme de combat noir et vermillon, avait adopté une posture de soumission enfantine qui détonnait avec sa silhouette grande et athlétique. En face de lui, debout devant le tableau de commandement du Solar, Fah-Tû regardait sur les écrans de contrôles l’astroport dévasté, les carcasses encore fumantes des unités qui avaient essayé de riposter ou de s’enfuir. Elle pouvait même distinguer, en plissant les yeux, les silhouettes calcinées des combattants morts dans leur dernier effort de résistance.

Une heure plus tôt, c’était un lieu grouillant d’une activité fébrile ; les gros porteurs exécutaient avec brio et diligence les figures compliquées d’un ballet incessant de marchandises. Le ciel de Vertana, avec sa couleur si caractéristique oscillant entre le bleu et le vert, distillait une trompeuse paix. L’Etat de ThaN-Ou prodiguait à ses habitants, quiétude, richesse et douceur de vivre. Les érudits, nombreux, prônaient le pacifisme et répandaient dans le sillage de leur discours une mollesse écœurante. Maintenant, les yeux fermés, Fah-Tû respirait presque l’odeur sulfureuse de l’uranium dont l’atmosphère était saturée. Elle devinait les crépitements de la mana, les mages en avaient fait un usage intensif avant de disparaitre dans les limbes. Elle leur souhaita mentalement un bon séjour chez les démons et passa la langue sur ses lèvres desséchées en imaginant le goût du mélange si enivrant de sang, d’acier, de haine et de peur.

Le couchant étendait son ombre pourpre et enflammait la sérénité de Vertana.

Le battement sourd des tambours d’une jungle inconnue labourait son cerveau. La sève battait à ses tempes faisant frémir une petite veine bleue, juste à la lisière de sa chevelure brune. Elle était grande, elle aussi, avec une musculature entretenue par des années – des siècles - d’exercices. Mais elle avait gardé une ligne souple de liane, une indolence des mouvements qui lui conféraient une féminité angélique et une noblesse discrète.

- Ils ont résisté ?
- Un peu, Princesse.
- Avec ténacité ?
- Non.

Elle eut un soupir contrarié.

- Alors, quartier libre pendant deux heures.

Le visage du commandant s’obscurcit d’un sourire vorace. Quelques minutes après, l’annonce retentissait dans les coursives.

- Vous pouvez descendre à terre. Pas de contrôle. Retour obligatoire dans deux heures.

En dépit de l’épais blindage elle crut entendre les cris farouches de la meute en liesse. Les bruits métalliques des canots d’arrimage où l’équipage s’entassa en hâte, sans ordre ni discipline, contrastaient avec le silence et la concentration qui avaient prévalu durant l’assaut et la victoire.

Elle se détourna pour se rendre dans ses appartements privés. Les coursives étaient déjà quasi-désertes, le solar livré à lui-même se défendrait seul. Une technologie primitive mais efficace en interdisait l’accès. Malgré l’ivresse du pillage, malgré la soif de massacres, elle savait que les hommes seraient ponctuels. La punition en cas de retard les y invitait formellement : juste un petit tour dans les labos expérimentaux de l’Empire avec ses Médics en blouses blanches pour qui la valeur d’une découverte valait bien celle d’une vie. On racontait que peu y survivaient. C’était mieux. Tous gardaient en mémoire cette dernière vision d’un de leurs condisciples : un officier de la flotte d’une trentaine d’année, robuste, haut et blond. Il leur avait été présenté en guise d’avertissement quatre jours après qu’il eût été livré aux Médics. Folie de ses yeux, cheveux raréfiés, peau argentée et surtout, membres caoutchouteux dont l’agencement semblait le résultat d’un puzzle effectué par un demeuré, cette image survivait dans les esprits, plus efficace qu’aucune sanction. Ils en avaient fait un légume bavant, mais un légume conscient et terrorisé. Personne ne souhaitait connaitre ce sort, aussi l’exactitude était elle plus qu’une obligation, une question de survie.

Les tambours se firent plus sourds, leur rythme envoûtant ne lui laissait plus aucune alternative. Une sueur maladive recouvrit son front, son regard se fixa sur la petite tache en étoile pourpre au creux de son poignet. Sa taille croissait de seconde en seconde et sa couleur devenait de plus en plus foncée, du sang en coagulation.

Elle couvrit sa chevelure et sa bouche d’un voile doré, ne révélant que ses yeux noirs, en amande. A son tour, elle se dirigea vers son canot d’accostage. Le calvaire de ThaN-Ou venait juste de commencer. La ville, fleuron de son état, s’étendait sur des kilomètres, sa richesse fondée sur la mana en avait construit la renommée. L’opération de pillage avait été sélective, les frappes n’avaient visé que les usines d’armement et de production. L’endroit, encore intact, exposait avec arrogance ses coupoles dorées et ses bâtiments de porphyre au soleil couchant et à la noirceur des vaisseaux de l’Empire. L’océan effleurait de sa langueur les plages de sables fins qui bordaient le sud de la cité.

Elle délaissa son canot pour traverser à pied les ruelles désertes où les maisons rivalisaient de beauté. Certaines d’entre elles étaient déjà la proie des flammes, l’odeur âcre de la peur, de la terreur, celle plus acide de la lâcheté s’exhalaient des pierres. Elle humait l’air à la recherche d’un gibier, pas n’importe lequel. Le sien.

Un peu plus loin les murs calcinés d’un palais s’étaient écroulés, laissant voir un intérieur typique de la haute noblesse. Meubles en givre sculpté, irisés des motifs lilas de mana endormie et matérialisée. Les lignes claires, modernes et épurées du mobilier et les taches vermillon de sang, d’humeurs, de chair qui les constellaient offraient un contraste saisissant Elle fixa un instant son index gauche sur le spectacle dont elle pourrait ainsi conserver le souvenir dans sa bibliothèque sensorielle.

A la bordure d’une grande place, une énorme bâtisse imposait son style lourd prétentieux et sans grâce. Les pillards l’avaient prise pour cible et s’en donnaient à cœur joie. Elle s’approcha, en quête d’images de curée qui puissent la nourrir. Il y avait une vingtaine cadavres à peine suppliciés. Cinq à six hommes s’affairaient autour d’un corps malingre –celle d’un garçonnet dont les yeux seuls trahissaient maintenant la douleur et l’effroi, sa langue ayant été tranché par quelque amateur de silence.

Elle s’attarda avec intérêt sur la scène. Les tambours se firent oppressants, l’étoile rouge à son poignet battait la mesure de leur tempo échevelé.
Alors elle poursuivit sa route.

Les rues devenaient escarpées, s’élançaient à l’assaut des collines qui ceignaient la ville ; les demeures étaient moins nobles, plus familiales. Petite bourgeoisie, diagnostiqua-t-elle. Les pilleurs se faisaient un peu plus rares, toutefois l’odeur de peur, de terreur, de lâcheté persistait.

A un carrefour, elle crut avoir atteint son but. Les sens aux aguets, les narines frémissantes, elle franchit vivement un portail aux arcs translucides.
Le tableau n’était pas celui qu’elle espérait. Un petit groupe avait capturé une victime de choix, une femme enceinte et encore très jeune.
Elle connaissait la suite. Elle avait déjà assisté à ce divertissement mais elle ne s’en lassait pas. Elle s’apprêta donc à en jouir une nouvelle fois. Tant pis. Aujourd’hui, elle ne trouverait pas ce qu’elle cherchait.

Les tortionnaires avaient immobilisé la jeune femme après lui avoir envoyé une décharge inhibant les nefs. Cela permettrait de la garder vivante et consciente pendant toute l’opération, même si des organes vitaux étaient touchés. Ensuite, ils l’éventreraient et de ses entrailles sanguinolentes extrairaient le bébé ; elle devait être à terme, l’enfant serait viable, peut-être même pousserait-il son premier cri. Ils le décapiteraient sous les yeux de la mère et à cet instant seulement lui permettraient de mourir. Ainsi, son âme, pleine de haine, de barbarie et d’horreur ne saurait parvenir au repos et elle rejoindrait dans l’éternité les rangs de la Déesse Noire.

Il y eut à l’angle droit de son champ de vision un bref trait lumineux et métallique. Avant qu’elle ait eu le temps de réagir, le destin avait fait volte-face.

C’était un homme presque quelconque, un petit brun. Il n’avait des héros aucun des attributs et pourtant…

D’un éclair de son pistolet à ions, il avait mis fin au calvaire annoncé et évincé la terrible promesse. En quelques pas, Fah-Tû fut sur lui. Un regard noir se planta dans le sien. Elle n’y lut pas de peur, juste du défi, de l’arrogance, et cependant la certitude de la mort. Ses lèvres se retroussèrent en un rictus réjoui. Enfin, elle avait trouvé…

Les cinq bourreaux s’approchèrent de lui en grondant leur colère. Elle émit un ordre bref, aigu, qui ressemblait à une stridulation. L’instruction était implantée dans le cerveau de toute jeune recrue à son intégration. Il permettait à l’impératrice de contrôler ses troupes quelle que soit la situation, n’importe où. Ils s’arrêtèrent net et après un geste de regret pour leur proie, détalèrent.

Le cadavre resta ainsi abandonné, son ventre obèse, ses jambes relevées et repliées lui donnaient l’aspect d’une dinde de Noël prête à être farcie.

Le tête à tête se poursuivait. Combien de temps s’écoula-t-il ? Une étreinte spirituelle suspendue au fil de la destinée, une symphonie dont les notes inconnues s’assemblaient en sourdine.

Les tambours impitoyables réclamaient leur dû. L’étoile pourpre, affamée se dressa soudain. Il semblait que ce fût elle qui contrôlât le corps de Fah-Tû. D’un geste précis, elle saisit à deux mains sa lame incandescente et ouvrit la poitrine du jeune homme.
Puis, fouaillant de ses ongles acérés les tissus sanguinolents, elle en arracha le cœur. Elle l’éleva au ciel grondant et adressa une invocation muette à la Déesse Noire. Mordit à même la chair encore palpitante .

Elle ne se lasserait jamais de ce goût chaud, âcre et sucré. De cette consistance ferme et élastique, si douce et fondante. Une satiété à nulle autre pareille.
Le festin ne dura que quelques secondes…

Elle s’approcha du visage qui avait conservé une assurance, une dignité dans les traits et lui baisa les lèvres en les barbouillant d’une rosée sanglante. Il était suffisamment vaillant et courageux pour qu’elle eût absorbé son aura en entier. Nul autre que lui n’avait encore mérité qu’elle lui rendît cet hommage.

L’étoile sur son poignet avait retrouvé son aspect inoffensif, sa couleur tendre d’églantine. Un petit grain de beauté, une imperfection, une faiblesse qui ajoutait au charme de Fah-Tû.

Deux heures après, elle passait ses troupes en revue. La meute avait à nouveau laissé la place à l’ordre, la discipline, la civilisation. Le Solar avait vu revenir des hommes dépenaillés, les éclaboussures innommables maculaient les uniformes, les regards étaient folie, démesure et avidité. Il ne restait aucune trace de l’épisode. On eût cherché longtemps et vainement sous les ongles des éclats sanguins de chair encore tiède, dans les consciences la mémoire de débauche écœurante.

Le voyage de retour fut sans histoires.

Elle rentra sans escorte et à pied chez elle traversant les jardins enchanteurs du quartier réservé aux hauts personnages de l’empire. Elle aimait ces instants volés à la routine où le ciel semblait murmurer à son oreille, où le bruissement de la végétation se faisait confidences où les trilles des oiseaux adoptaient l’apparence d’une conversation amicale. Une brise légère soufflait, transportant les relents sucrés et épicés du marché aux fleurs. L’horizon s’était fardé de violet et transfigurait le monde d’un aspect fantasmagorique C’était l’heure qu’elle préférait, celle où les songes d’autrefois redevenaient possibles, à l’époque où l’étoile n’avait pas commencé à briller à son poignet.

Les volutes et l’arche de l’entrée de son palais l’accueillirent. Deux enfants rieurs l’étreignirent de leur babillage.

- Maman, tu nous a rapporté quelque chose ?

C’était un rituel chaque soir. Elle fit mine de chercher dans ses poches, de ne pas se souvenir. Puis elle leur tendit deux objets identiques, des plumiers délicatement ouvragés, aux fines arabesques relevées d’or, taillés dans un bois rare et sauvage dont les veines semblaient palpiter encore, doublés d’une soie écarlate où reposaient deux Plumes.

Ils se précipitèrent sur les paquets puis disparurent en un clin d’œil déclarant d’une même voix :

- On va t’écrire une chanson.

Ça, c’était l’influence de Lord Wan son concubin unique depuis plus de dix ans déjà. Il était plongé dans la pénombre de son bureau, assis à sa table de travail. Elle se faufila discrètement derrière lui, se colla à son dos et lut par-dessus son épaule, le poème qu’il était sur le point d’achever.

Il lui sourit, en ôtant ses lunettes.

- Bonne journée ma chérie ?
- La routine et toi ?
- Rien de spécial. Ah si ! Je voulais te parler de Vaï Len Il m’inquiète, tu sais, en ce moment : chacun de ses dessins, il les recouvre soigneusement de rouge.
- Tu lui as demandé pourquoi ?
- Oui. Il me dit que c’est l’étoile qui veut du sang.


Elle resta pensive. Ainsi, il fallait que cette malédiction se transmette de génération en génération et, des deux héritiers, elle avait choisi le plus sensible, le plus jeune, le plus fragile.
Au dîner, elle fixa le poignet du garçonnet posé, comme les bonnes manières l’exigeaient, à côté de la porcelaine blanche. Une petite forme dorée y scintillait d’une lueur paisible.
Les regards de la mère et de l’enfant se croisèrent. Il y eut un crépitement, une aura maléfique. Elle frissonna, un air glacial avait envahi la pièce.

Vaï Len releva la tête dans un rictus sardonique.

Publié dans Magicienne

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