Peut mieux faire

Publié le par Xrysalide

(Toute ressemblance avec des personnes existant ou ayant existé ne serait que pure malveillance de la part de l’auteur.)

Chaque année, l’épreuve revient aussi régulière que mes résultats décourageants mais je m’en fais le serment, un jour, je vaincrai la malédiction.

Cette fois, après une préparation minutieuse et intense, la réussite semble à ma portée, je possède la totalité des cartes gagnantes. Restent les ultimes détails qui assureront ma victoire.

J’hésite sur l’aspect vestimentaire, le but étant de paraître naturelle, ni trop extravagante, ni trop décontractée, la sobriété est de rigueur. Au terme d’un examen fébrile de ma garde-robe, j’opte pour l’inévitable jean-chemisier blanc, difficile d’échapper à son destin.

Ces préparatifs ayant légèrement débordé le cadre temporel alloué, j’arrive essoufflée aux portes du Lycée.

Une grappe d’adolescents papillonne devant l’entrée ; ma fille s’en détache prestement en application du principe de précaution : les sphères parents et copains ne doivent jamais se rencontrer sous peine d’implosion.

- T’es toute rouge, t’as couru ?

Ce mot de bienvenue et d’encouragement dénote une profonde empathie, d’une maturité ravageuse et me met aussitôt à l’aise.

Restons concentrée sur les objectifs et les pièges à éviter, même si, nécessairement, je me sais fautive et responsable. Le début du 19ème siècle me fait rêver : au moins, nous étions tranquilles. Les relevailles et le baptême nous lavaient du péché originel, par la suite et sans remords, nous pouvions envoyer notre progéniture en pension, à la mine, au séminaire ou à la guerre.

Depuis, Freud et ses apôtres sont passés par là et nous ont convaincus de culpabilité et d’impuissance. J’ai lu et relu tous les auteurs jusqu’à Dolto et Laurence Pernoud, sauf Piaget dont les qualités soporifiques dépassent à mon sens beaucoup les qualités littéraires, croyant y découvrir les recettes miraculeuses qui feraient de moi une mère formidable et de mes enfants les esprits éclairés des siècles à venir. Soit, j’exagère un peu, car je ne suis pas Rose Kennedy et je souhaite à mes descendants une vie au calme, loin des feux de la rampe et des balles de pistolet.

De la naissance à la maternelle, j’ai cru pouvoir m’en tirer sans encombre. Grâce à mes différentes lectures, ponctuées des conseils avisés de mes mères, belles-mères, et autres dommages collatéraux, j’ai mis au point un système éducatif de fortune, construction hétéroclite originale dont les fruits me paraissaient prometteurs. C’est après que cela s’est gâté.

Au lieu des :

- Quel beau bébé de pédiatres flegmatiques,

Des :

- Comme il est mignon de nourrices mercenaires,

Je me suis heurtée aux appréciations beaucoup plus sévères du corps enseignant.

On ne le répétera jamais assez, la réussite de la scolarité dépend de l’implication des parents. En conséquence, je n’ai négligé aucune réunion de rentrée.  A la fin, avec trois bambins à raison de cinq classes élémentaires, j’aurais pu moi-même prononcer le discours d’accueil du directeur. Celui-ci y trouvait l’avantage d’avoir plusieurs personnes dans la salle, car je n’étais pas la seule à convoiter les palmes de mère consciencieuse, prêtes à réagir et animer un débat passionnant sur les horaires d’EPS ou les menus de la cantine.

L’investissement continuait par la tenue du stand de pêche à la ligne à la fête de l’école et la confection en commun du traditionnel couscous destiné à financer la non moins traditionnelle classe de neige.

Le gros écueil de cette période : la réalisation de gâteaux, un samedi sur quatre. Le regard catastrophé des instituteurs sur la morne platitude de mes efforts culinaires m’est encore une cuisante brûlure.

J’ai bien essayé de remplacer cette galette brunâtre par une tarte aux pommes. Pour mon malheur, mes chères têtes blondes opiniâtres tenaient à mes gâteaux au chocolat dont la saveur selon eux valait mieux que l’aspect.

Plutôt que de leur infliger une désillusion qui eût pu dégénérer en névrose obsessionnelle, j’ai préféré boire la coupe amère de mes vertus sans faillir, je dois avouer que j’ai néanmoins poussé un soupir de soulagement à la fin de ma dernière année de primaire.

Toutefois, le pire était à venir.

Rien de plus démoralisant que LA rencontre parents-profs impérieusement indispensable afin d’éviter à mes enfants de devenir asociaux ou d’être taxée d’irresponsable.

Le père s’arrange toujours en ces circonstances pour avoir un rendez-vous très important et très urgent.

- Et puis tu te débrouilleras mieux que moi, y’en a certains auxquels je casserais volontiers la figure.

Si l’interprétation psychanalytique du geste génère un échafaudage de doutes et de questions, une idée précise des titres des journaux télévisés et des réactions de mon voisinage m’instruit de mon devoir.

Aujourd’hui j’ai tout prévu : les paquets de kleenex destinés à pallier à la baisse de moral inopinée d’un de mes interlocuteurs. Quelquefois, leur métier ressemble aussi à la montée du Golgotha, j’ai tendance à l’oublier. Témoin cette question, entre deux sanglots :

- Vous aussi, vous me jugez mauvaise prof ?

Emettre une opinion si définitive et catégorique me semblait hors de propos. Un bureau nous séparait, m’empêchant de la serrer dans mes bras. Désemparée, je me suis mise à fouiller mon sac à la recherche de mouchoirs introuvables et, par défaut, lui ai affiché ma compassion absolue, en masquant mon irrépressible envie de la fuir au plus vite.

Il est des situations bien moins confortables, j’en ai depuis deux ans le rouge au front tant cet épisode me semble présent.

- Votre fils manifeste une tendance certaine à la procrastination.

Pro-quoi ? Un coup d’œil vers l’auteur du délit, son expression réjouie me conduit à extrapoler. Une fois réprimé un élan de fierté mal placé mais compréhensible, le sentiment du devoir accompli m’envahit.

Depuis qu’ils ont huit ans, mes enfants, surtout les deux garçons, sont avertis des dangers de ce monde cruel, en particulier du Sida et de l’utilité inhérente des préservatifs. J’ai d’ailleurs hésité à en glisser dans les valises lors de leur dernier départ en colonie de vacances. Au moins, sur cette affaire, j’ai anticipé et je sens poindre une appréciation élogieuse. Ne pas oublier d’avoir une discussion avec l’intéressé et de lui recommander une discrétion élégante. Mais quel rapport avec la physique–chimie ?

Cette question met fin à ma distraction et je raccroche au discours du professeur, perplexe devant ma mine épanouie.

C’est là que je mesure l’étendue de mon erreur.

Ce terme barbare désigne l’art de remettre au lendemain ce qu’on peut faire le jour même.

Et une pensée s’échappe, fulgurante, incontrôlable :

De mon temps, on appelait cela par un autre nom et les adultes se chargeaient de nous en passer l’envie par des coups de…

Ciel ! Est-ce moi qui commets un tel sacrilège ?

 Freud et tous ses saints, prenez pitié de moi, pardonnez ce moment d’égarement dû à un quiproquo, je promets de ne pas recommencer et puis je ne l’ai même pas dit à haute voix.

Justement ! Mea Culpa, les non-dits entravent le bon développement de la communication entre adolescents et parents, mais il ne s’agit que d’une petite fois.  Ne m’infligez pas le châtiment de voir cet innocent déraper dans l’alcool, la drogue, la délinquance, devenir chômeur, SDF ou pire, le vrai cauchemar de ma génération, imiter un certain Tanguy.

Aucun risque de ce genre ne me guette maintenant, j’ai surfé en espion sur les sites internet de l’adversaire, mon vocabulaire s’est mis à la mode des dernières trouvailles pédagogiques, je me détends, avec pareil entraînement, rien ne saurait arriver.

Ma fille jette un coup d’œil sur ma feuille de rendez-vous.

- Ah, tu as demandé à voir celle d’histoire géo ?

Sur un mode alliant l’indulgence attendrie et un léger agacement pimentés d’une pointe d’ironie.

- Oui pourquoi ce n’est pas bien ? Tu as de bonnes notes pourtant !

Car je l’avoue, je triche lors de ce pensum, en intercalant deux entretiens avantageux pour mon moral, l’un avec le prof d’EPS, l’autre dans une matière où mon enfant obtient de bonnes notes. Le réconfort que j’y puise me permet en général de survivre à mon calvaire.

- Non, enfin oui, j sais pas, moi, enfin tu verras.

Qu’on me donne à interpréter les prédictions de toutes les Sybille et Pythie de l’antiquité, voilà une mission facile.

- Entrez ! Nous intime une voix jeune et agréable.

Regard interrogateur derrière des lunettes qu’elle remonte ; tiens, je l’aurais bien vu enseigner les maths, celle-ci.

- J'suis la maman de G.

- Tu es en quelle classe déjà ? Vous savez, je n’ai pas encore tous les élèves en tête.

Voyons, après trois mois c’est naturel, signifie mon demi-sourire, où je place ma solidarité et ma sympathie face aux effectifs surchargés, programmes lourds, réformes ineptes.

Elle vérifie sur ses fiches.

- Oui, c’est cela, G.

Décontenancée, j’imagine un monde où les parents, avant ce genre de réunion, feraient des échanges, afin de recueillir les appréciations convoitées. J’imagine que même les cancres et les perturbateurs trouveraient preneur, car il doit exister des personnes lassés de s’entendre répéter que leur rejeton est un génie au comportement irréprochable.

- Ah G.

... Trois petits points auxquels se suspendent mes hypothèses les plus découragées.

- Elle a d’excellentes notes.

Je le savais !  Mais j’attends pour exulter la suite qu’annonce l’œil sévère.

- C’est son attitude qui laisse à désirer.

Ma douce et tendre fille se serait-elle muée en meneuse prompte au chahut et guerrière de l’insolence ?

- Oui, elle n’a jamais l’air d’écouter en cours, la matière ne l’intéresse pas, elle est toujours ailleurs !

- Mais comment ses résultats peuvent-ils être bons si elle n’écoute pas ?

La moue apitoyée et condescendante de l’enseignante me fait comprendre que, cette fois encore, je n’échapperai pas au fatidique peut mieux faire.

Publié dans Nouvelles

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